par Alain Frachon | Le Monde | 22.11.2018
Il a l’autorité naturelle d’un char Merkava, en beaucoup plus souriant. A 80 ans, haute silhouette, épaules larges, Amnon Reshef, ancien patron de l’arme blindée israélienne, général de division, est un homme pressé. Peu importe la date des prochaines élections en Israël – dans un mois ou dans un an, au plus tard, si Benyamin Nétanyahou arrive à colmater sa fuyante majorité. Le général, lui, sonne l’alarme. Il a peur pour la sécurité d’Israël.
« Nous avons le sentiment de l’urgence », nous disait-il début octobre à Paris. Reshef est la figure de proue d’un mouvement original, Commanders for Israel’s Security (CIS), que l’on pourrait traduire par « officiers supérieurs pour la sécurité d’Israël ». Créée en 2016, l’association rassemble plus de 200 généraux à la retraite, quatre anciens patrons du Mossad (service de renseignement extérieur), autant d’ex-dirigeants du Shin Bet (service de sécurité intérieure) et un bataillon d’ex-hauts fonctionnaires de la défense.
On n’intentera pas de procès en patriotisme faiblard à ces femmes et à ces hommes. Ils n’ont de leçon à recevoir de personne en matière d’affaires stratégiques. Ils y ont consacré leur vie. La sécurité d’Israël était leur métier, elle reste leur préoccupation obsessionnelle. Leurs informations sont puisées aux meilleures sources. Quand Amnon Reshef parle, c’est avec l’autorité d’un homme qui a été au plus fort des combats lors des grandes guerres israélo-arabes, en 1967 comme en 1973. Ecole de réflexion et de pondération : il a vu mourir beaucoup de jeunes gens.
Agir unilatéralement
CIS mène sa bataille sur le front israélien. Constat de départ : le pays, le projet sioniste, est menacé par le développement de la colonisation dans le territoire palestinien de Cisjordanie et à Jérusalem. Si personne n’est aujourd’hui prêt pour une solution à deux Etats – un Etat palestinien au côté d’Israël –, la sagesse stratégique commande au minimum de préserver, sur le terrain, cette possibilité pour le futur. Mais la multiplication des implantations conduit inexorablement au contraire : l’annexion de la Cisjordanie par Israël.
Celle-là signera, d’une façon ou d’une autre, la fin du projet sioniste : « Etant donné que, tôt ou tard, la population palestinienne deviendra égale en nombre sinon dépassera la population juive (…), l’annexion menacera la viabilité de l’avenir d’Israël en tant qu’Etat juif et démocratique ». Il ne pourra être l’un et l’autre. Le choix sera entre un Etat binational ou le maintien des Palestiniens dans une condition de citoyens de seconde zone. Pire, l’annexion serait un cauchemar stratégique pour Israël, assure CIS, qui s’apprête à rendre publique la première étude jamais réalisée sur ce sujet. Danger à double détente, l’annexion mettra le projet sioniste en péril et portera atteinte à la sécurité du pays.
Le temps est compté, poursuit Reshef. La majorité de droite et d’ultradroite actuelle mène activement une politique d’annexion rampante. Les projets de loi s’accumulent en ce sens – comme le raconte notre correspondant en Israël, Piotr Smolar, dans Le Monde des 11 et 12 novembre. Les partis de la majorité de droite sont favorables à l’annexion, y compris le Likoud de Nétanyahou, le premier ministre. Certains parlent « d’annexion partielle », hypothèse à laquelle l’équipe de CIS ne croit pas : il y aura un effet domino, une dynamique de l’annexion qui conduira mécaniquement à une annexion totale, sauf à ériger un nouveau mur de séparation, celui-là courant au cœur même de la Cisjordanie.
Que Nétanyahou tienne jusqu’au terme de son mandat – un an encore – ou que l’affaiblissement de sa coalition gouvernementale le contraigne à un scrutin anticipé, l’enjeu est de taille, explique Reshef. Si ce type de majorité, droite-ultradroite, est reconduit, l’annexion progressera – inévitablement. La droite s’y prépare déjà. Certains projets de loi envisagent de restreindre les compétences de la Cour suprême israélienne en la matière. Il faut éviter que cette institution puisse être saisie par les Palestiniens en cas d’expropriation : la moitié des terres visées par l’annexion sont privées.
Il n’y a pas de statu quo. La colonisation galope. Les 420 000 Israéliens installés en Cisjordanie – sans compter Jérusalem – rendent de plus en plus difficile la séparation géographique avec la population palestinienne (2,3 millions). Il n’y a pas d’excuse pour ne rien faire. L’armée israélienne est plus forte que jamais. La conjoncture diplomatique est bonne aussi. Le monde arabe sunnite rejoint Israël dans une hostilité commune à « l’expansionnisme » iranien – rapprochement qui ne durera pas si la paix avec les Palestiniens n’avance pas.
« Enfin, nous ne pouvons pas laisser la question de savoir s’il y a ou non un partenaire palestinien prendre notre avenir en otage », jure CIS. Le mouvement national palestinien est divisé et certains de ses chefs sont en mal de légitimité. Mais Israël peut agir unilatéralement pour organiser déjà la séparation et rejeter l’annexion. CIS propose d’empêcher l’effondrement du cessez-le-feu à Gaza, plus que jamais ; de geler les colonies à l’est du mur de sécurité existant en Cisjordanie, de limiter l’extension de celles-ci à l’ouest ; de voter une loi sur l’évacuation volontaire et l’indemnisation des Israéliens qui souhaitent quitter la Cisjordanie pour revenir en Israël (à l’ouest du mur) – parmi d’autres mesures. L’idée est toujours la même : la sécurité est dans la séparation, l’insécurité dans l’annexion.
Les généraux sont prudents. Ils n’ignorent rien du chaos régional, des peurs des uns et des autres. Sans doute faudra-t-il du temps avant d’arriver à un « accord de statut permanent » entre Israéliens et Palestiniens. En attendant, au lieu de le rendre impossible, on peut le préparer.